Arrivée en France à l’âge de 2 ans, Koumba vit jusqu’à ses 20 ans dans le XIXe arrondissement de Paris. Suite à une bagarre, la jeune femme, qui a omis de demander la nationalité française à sa majorité, est expulsée vers le Sénégal. Cinq ans durant, au fil d’un tournage morcelé, le réalisateur Damien Froidevaux a tenu la chronique de cet exil tragique.

Comment avez-vous rencontré Koumba ?

C’est une longue histoire. Une amie avocate avait été engagée par la famille de Koumba, un an après son expulsion, pour essayer de la faire revenir du Sénégal. Elle avait fréquemment Koumba au téléphone qui, avec son accent de jeune femme des quartiers populaires, lui racontait sa solitude. Elle se sentait perdue dans ce petit village de brousse où elle avait échoué. Elle disait n’en plus pouvoir du riz, vouloir retrouver une alimentation normale : des pizzas et des hamburgers. Elle découvrait que, là-bas pour manger, les gens faisaient pousser eux-mêmes leurs légumes C’était cocasse et tragique. J’ai eu l’idée d’un court métrage, D’ici, que j’ai réalisé en 2007. Fondé sur une unité de lieu et de temps, il se joue la nuit dans le cabinet de l’avocate au moment où elle s’entretient au téléphone avec Koumba. C’était un peu la genèse du Dieu serpent. Très vite, j’ai eu le désir de prolonger le film. En mars 2008, je suis parti la rencontrer et lui proposer de poursuivre.

Koumba s’est-elle laissée facilement convaincre ?

Nous avons beaucoup parlé et si elle a finalement accepté, ce n’était pas par amour de l’art. Elle songeait que je pouvais l’épauler dans les démarches administratives pour faire les papiers. Et sans doute, la perspective d’une présence française à ses côtés a été déterminante. Elle échange bien sûr avec ses ami(e)s sénégalais, mais il y a un fossé culturel énorme.

Qu’est-ce qui vous intéressait chez Koumba ?

D’un point de vue de cinéaste, il y avait quelque chose de très fort : ce sentiment combiné d’extrême proximité et d’éloignement radical. Une proximité induite par la langue française, un profil sociologique de jeune femme très parisien, très urbain. Et une extrême distance du fait de l’expulsion.
Dans l’histoire de Koumba, il y a quelque chose de l’Odyssée d’Homère, du paradis perdu. Elle est exilée de chez elle et ne peut plus y revenir. C’est aussi une tragédie épique, une épopée avec une succession d’épreuves, de situations qui la dépassent.

Aviez-vous d’emblée en tête de suivre Koumba jusqu’à son retour en France ?

Je ne pensais pas que cela allait durer aussi longtemps. Je songeais que les démarches administratives allaient être rapides. J’ai été surpris qu’elle ne parvienne pas à se débrouiller toute seule. En dépit de ses soutiens en France, de sa famille, de l’avocate que je lui avais trouvée à Dakar. J’aurais dû me dire qu’à 18-20 ans, les papiers, on n’y comprend rien. Mais pour Koumba, cela allait au-delà. Il y avait une forme d’angoisse. Et souvent, la colère qui la submergeait, les difficultés à vivre là-bas, ont figé la situation.

Son agressivité à votre encontre ne vous a jamais incité à baisser définitivement les bras ?

Jamais très longtemps. Seuls la folie de Koumba, son mal-être ont failli faire achopper le film, rendant le tournage chaotique. Durant cette période, qui culmine avec la mort de sa fille, il n’y a plus de film. Elle ne va pas bien, elle commence à évoquer la cosmogonie sénégalaise, les croyances, les légendes, les esprits. L’animisme est très prégnant dans les villages musulmans. Tout se mélange avec la réalité. Cette ellipse, je la fais exister au montage, à Paris, avec des plans de son quartier parisien, ma voix off. Puis s’est ouverte une phase de rémission et elle m’a demandé de revenir la voir.
Sa colère est spectaculaire, éloquente. Je l’accueille bien volontiers dans le film tant elle répond à l’injustice et à la violence qui s’exerce sur elle. A l’exil qui lui tombe dessus en 48 heures s’ajoute l’assignation à se conformer à l’image que doit renvoyer une jeune fille au Sénégal. En quelque sorte une obligation à l’intégration inversée.

Vous mettez en scène son irritation contre vous lorsqu’elle est lasse d’être filmée, que les choses ne vont pas dans le sens qu’elle voudrait. Pourquoi ?

Assez vite, j’ai perçu l’évidence qu’il y avait à intégrer ces scènes. Au début du film, nous sommes à distance. Dans tous les sens du terme. Koumba s’est fait expulser, elle n’a pas de papiers. Je suis blanc, elle est noire. Je suis de la middle class, elle plutôt de milieu prolétaire. Elle est une femme, moi un homme. L’idée était de voir si cette distance allait peu à peu s’estomper. Si Koumba allait me faire confiance, accepter le film. En bref, si nous allions trouver un espace commun.
J’ai travaillé cette idée en terme de mise en scène. Entre autres, j’ai utilisé une focale assez courte qui ressemble un peu à la perception de l’œil humain. Une façon de tenir ma place et d’attendre qu’elle vienne.

La confrontation de Koumba avec le Sénégal donne lieu à des saynètes hallucinantes. Comme celle sur la pirogue où elle invective les hommes avec un langage de caillera. Un véritable choc des univers.

Il est déterminant de garder cette colère de Koumba dans le film. Dans cette séquence, ils lui disent de retourner chez elle. Or justement, elle ne peut pas le faire. Elle se trouve dans une solitude d’autant plus terrible.

Quand elle dit : « Sénégal, terre de merde, pays de sous-développés », on comprend qu’elle se vit comme Française. Et d’ailleurs, tout au long du film, les gens la perçoivent comme telle en disant : « Koumba la France, Koumba la Blanche, Koumba, l’amie du Blanc ». C’est l’éternel déracinement ?

Elle est de nulle part et de partout. Pour moi, elle est vraiment du XIXe arrondissement de Paris. Mais après… à quel espace plus large appartient-elle ? Koumba est une femme un peu en avance, douée d’une culture hybride, à l’image de ce qu’on pourrait imaginer de notre futur. Nous nous construisons tous avec de multiples identités, de multiples références culturelles.
Le XIXe arrondissement est un espace cosmopolite. Je ne pense pas qu’à l’intérieur de Koumba existe un conflit entre ces diverses références. Le conflit est provoqué par l’expulsion. Car, à ce stade, on lui demande de se positionner. On l’oblige à se conformer à certaines choses pour s’adapter. Koumba ne parvient à survivre que parce qu’à un moment elle accepte sa situation au Sénégal et fait les efforts nécessaires. Cela correspond aussi à son passage d’adolescente à adulte.

Dans un premier temps, Koumba se révèle querelleuse, agressive. Etait-elle la même à Paris ou est-ce le sentiment de sa totale impuissance face à la situation qui la met dans cet état de colère perpétuel ?

De ce que je sais, Koumba était une adolescente agitée, extrême en tout. Une personnalité très attachante. Elle n’est pas l’héroïne attendue : c’est ce qui me plaît chez elle. Elle n’est pas une première de la classe dont tout le monde aurait dit : « c’est injuste ce qui lui arrive, il faut qu’elle revienne pour pouvoir étudier en France. » Koumba est ce qu’on appelle un échec de l’intégration. Elle a arrêté l’école, elle fait quelques bêtises, elle parle un français, disons, non classique. Elle m’intéressait justement parce qu’elle questionnait très fortement ce qu’est être français. Quand j’ai commencé à tourner, l’époque était au débat sur l’identité nationale.

Après la mort de sa fille, vous parlez du temps de l’apaisement. N’est-ce pas plutôt de la résignation ? Elle semble avoir intégré qu’il lui fallait abdiquer.

Je vous rejoins. D’ailleurs la maladie arrive. Elle maigrit, ne s’alimente plus vraiment. Elle ne se fait pas à cette situation d’impuissance. Il y a une réelle mélancolie chez elle. Elle est rentrée dans l’exil, sûre qu’elle ne retrouvera pas la France et les siens. Un processus très cruel d’acceptation de sa solitude. Elle tourne en rond dans cet espace qui l’enferme.
J’ai essayé de travailler ce côté circulaire. Il y a cette place où se succèdent les gens, les saisons qui passent. Jusqu’à ce camion qui fait interminablement des ronds dans la brousse.

Qu’est devenue Koumba ?

En 2013, lors du dernier tournage, nous avions enfin réussi à obtenir les papiers nécessaires à l’établissement des cartes d’identité de Koumba et de son fils Ladji. En cinq ans, les complications administratives s’étaient succédées. Mais lorsque nous nous sommes présentés au service des passeports, on nous a fait remarquer que son nom de famille Tandjigora était transnational. Qu’il y en avait en Mauritanie et au Mali, et qu’il fallait prouver que son grand-père était bien sénégalais. Cela supposait de retourner au village -quelque douze heures de trajet- pour obtenir un acte de décès. Et désormais la zone, aux confins de la Mauritanie et du Mali, est dangereuse.
Après mon départ, Koumba est restée une année à Dakar. Au printemps 2014, elle a vécu une nouvelle période de crise, faite de paranoïa, de colère, de tensions avec sa famille. Jusqu’à provoquer une nouvelle rupture. Ses parents l’ont renvoyée en brousse. Depuis cet été, elle va mieux.
J’ai en tête d’y retourner, pour lui monter le film et en finir avec les papiers. Le documentaire, je l’espère, va aider, va sensibiliser à son histoire. Ses parents sont malades, incapables de voyager. Il serait bon que l’Etat français ne s’oppose pas à l’exercice de leurs liens familiaux.



Marie Cailletet

Telérama I 07 novembre 2015.

www.television.telerama.fr