MARGUERITE, LE DRAGON, ET NOS ARMURES
par Laurent Mauvignier

Ce qui arrive d’abord avec ce film, dès les premières images, ou plutôt dès que l’on découvre qui est le dragon de l’histoire, c’est qu’on veut se réfugier, fuir ce que l’on pressent, ne pas se laisser submerger par ce qui s’annonce comme une trop grande violence intime. Alors on se dit : ce n’est pas un film. Marguerite et le dragon n’est pas un film. On se dit ce sont des films de famille, des bouts de films comme chacun en a des dizaines qui croupissent quelque part, films de famille tournés par un père, une mère, un oncle, peu importe, au gré de qui passait près de la caméra – et celle-ci passe indifféremment du super-8 à la vidéo, au numérique, peu importe, donc, on se réfugie derrière l’impression d’amateurisme que dégagent toujours les images tournées sur « le vif », avec des moyens aussi artisanaux que la finalité n’est pas fixée, aléatoire, souple, toujours liée au hasard, aux circonstances qui la font naître. Les films de famille ne concernent que la famille qui en est l’héroïne. Ce sont des témoignages d’instants privés, et rien ne semble pouvoir les faire échapper à ce cercle familial qui les motive et les délimite. Leur raison d’être est aussi leur raison de ne pas être au-delà de la sphère privée. Ce que nous aimons dans les films ce n’est pas de regarder un père jouer avec un fils, une mère ou une grand-mère chanter une comptine à une petite-fille, c’est seulement d’y retrouver notre mère, notre soeur, notre enfance. C’est seulement quand je regarde des films de famille dont les protagonistes ne sont pas ma famille que me saute aux yeux la banalité extraordinaire de leur contenu, de leur esthétique. Ils ont tout de l’indifférencié de la carte postale, et ce qui était extraordinairement personnel apparaît soudain comme une expérience banale et indifférenciée, parce que toutes les familles réalisent le même film de famille, reproduit à l’infini, avec les mêmes sourires, les mêmes pauses, les mêmes histoires. Sauf que les acteurs ne sont jamais les mêmes et que, pour chacun, celui dont le sourire et la présence singularise l’image, est à jamais unique. Donc, pressentant le dragon, on pourra facilement revêtir l’armure, et dire : ceci n’est pas un film, c’est une histoire ne concernant que ceux dont les images signalent la présence : une famille, des amis, des proches. Pas une seule image de Marguerite n’a été tournée pour ce film. Certaines ont été piochées de films antérieurs réalisés par Raphaëlle Paupert-Borne et Jean Laube, et glissées là, comme pour donner un arrière-fond à l’ensemble. Ce sont les seules images où n’apparaît pas Marguerite. Mais, à la place, on y trouve des moutons et des agneaux, des êtres fragiles souvent livrés au loup, que les comptines et les religions n’épargnent pas, au moins sur un plan symbolique. Marguerite et le dragon, comme il y a les moutons et les loups. Ceux qui sont mangés et ceux qui les mangent, dans les comptines mais aussi dans la vie – comme parfois la maladie mange les enfants. Ce qu’on apprend tout de suite, c’est que Marguerite est une petite fille qui a été emportée à six ans par un dragon qui s’appelle « mucoviscidose ». Le tout sur des images de la petite fille. Alors, évidemment, on redoute le pire, et l’on prend vite ce que l’on redoute pour ce que l’on voit. Or, que voit-on ? Qu’est-ce qui transforme des images de film de famille en un grand film, essentiel ? Qu’est-ce qui transforme la disparition d’une petite fille en éloge de la vie, en film d’espoir et de beauté, et qu’est-ce qui, soudain, transcende une histoire personnelle, au caractère purement autobiographique et à la dimension cathartique évidente, en une expérience cinématographique unique et puissante, qui nous concerne tous collectivement et, plus violemment encore, chacun personnellement, intimement ?
Quelqu’un a dit que ce film n’était pas narratif, que c’était une suite de vignettes, ou de tableaux qui ne renverraient qu’à eux-mêmes, qui seraient de pures visions de joie. C’est vrai en partie. Mais ce qui fait que le film dépasse la succession de scènes et lui donne une dimension puissamment narrative, cherchant même ses ressorts du côté de la tragédie, c’est qu’il est parfaitement construit, et très rigoureusement conté. On suit la trajectoire d’une vie, de la naissance à la mort, avec ce qu’a de bouleversant de savoir que tout geste, toute anecdote, parce qu’il marque une vie trop courte, devient en lui-même un événement. Chaque seconde est un miracle de vie. Ce qui est vrai pour chacun de nous, mais que nous oublions en permanence, est porté ici à l’écran à son plus haut point. Chaque geste de Marguerite, chaque moment de sa vie est un pur moment d’existence et de joie : l’enfant qui rit parce que sa mère la pousse sur la balançoire, ce moment de joie enfantine ouvre à une dimension dont la beauté, au lieu d’être amoindrie par la banalité de l’image, est au contraire exaltée par l’absence d’effet, exaltée par sa simplicité et par le fait que tout le monde connaît cette image, tout le monde a vu cette image, tout le monde a été la mère de Marguerite, tout le monde a ri comme Marguerite, tout le monde a été Marguerite. Et il n’est pas impossible qu’à l’émotion d’entendre rire Marguerite, sachant que ce rire s’est éteint, j’entende aussi l’écho de ma propre enfance qui s’est éteinte. Parce que la mort de Marguerite, c’est aussi la mort de notre enfance à tous, nous qui sommes adultes et perdus pour la vie, d’une certaine manière, puisque nous n’avons plus ce plaisir de l’enfance à nous multiplier chaque jour, ce pouvoir de transformation à l’oeuvre dans l’enfance – ce que le film rend magnifiquement : le temps, dans l’enfance, ce n’est pas vieillir, c’est gagner chaque jour plus de vie, plus d’être, et l’émotion à partager plus encore que la veille. On nous annonce que Marguerite a été emportée par la maladie. Et puis le film se déroule, ne montrant rien de tel, rien de ce qui va advenir, fatalement advenir, puisque, tel l’oracle, la voix de Raphaëlle Paupert-Borne nous a annoncé ce qui motive le film : sa fin. On attend et l’on redoute ce moment, d’autant que ce qui est montré, c’est toute la vie de Marguerite, dans sa fraîcheur d’enfant, dans son espièglerie, dans son – oui, on peut le dire même si ça peut faire cliché, mais ici c’est vrai – dans son innocence (comme tout être est innocent face à la maladie).
C’est en ça que le film développe son sens de la narration et de la tragédie : ce qui doit arriver arrivera, inutile de se faire croire que non. Et ce qui devrait montrer
comment une enfant se développe, comment elle grandit, devient la façon de montrer comment elle approche en vérité du dragon qui va la frapper. Ainsi, de voir
Marguerite grandir, comme de l’entendre dire qu’elle a trois ans, puis quatre, au lieu de nous réjouir, nous bouleverse : un compte à rebours a commencé. En littérature, le grand art est ainsi fait qu’il convient d’attaquer par la contradiction et l’ellipse, le détour. Homère ne dit pas qu’Hélène est belle, mais que, « lorsqu’elle entra dans la salle, tous les hommes se levèrent ». Et, plus récemment, mais avec la même conscience, Koltès : « je ne dis pas que mon personnage est triste, je dis qu’il va faire un tour ».
Le film est magnifique pour cela, que, précisément, il évite : ne pas montrer ni dire la mort. Elle est en embuscade, nous la savons terrifiante aussi pour sa discrétion, qui est aussi son omniprésence et son omnipotence. De Marguerite, nous ne voyons que ce qui est la vie vivante, la vie bouillonnante et drôle, facétieuse, curieuse, alerte, d’une enfant qui est la vie. Et la force de narration du film, c’est de ne parler de la mort que par son absence, par la charge de vie qui rayonne à travers le portrait de Marguerite. La mort apparaît de biais, comme une légère ombre : c’est le petit mousse de la comptine Il était un petit navire qu’on va sacrifier, lui le plus jeune, le plus petit…
Alors, on entendra des voix un peu doctes pour dire que, « oui, ce film est trop émotif, ce film n’est pas un film ». Admettons, c’est vrai. Ce n’est pas un film, c’est bien mieux qu’un film, c’est ce que les films essaient de faire en se cassant les dents : faire comme s’ils étaient la vie.
Pour regarder Marguerite et le dragon, il faut enlever son armure, cette armure que vous avez si chèrement acquise, qui vous protège de la douleur et de la souffrance de vivre. Il faut bien vivre, comme on dit, et l’on se protège comme on peut, derrière des discours et des idées, des encyclopédies et du savoir, derrière un travail et des activités, on se range du côté des vivants en croisant les doigts pour ne pas paniquer. Et puis parfois des films, des livres viennent vous jeter à la gueule quelque chose comme la panique contre quoi vous luttez. Alors vous pensez bien à dire que ce ne sont pas des livres, pas des films, vous pensez à dire que ça ne vous concerne pas, vous n’êtes pas dans l’affect. Non. Vous avez peur, et vous avez raison. Nous avons tous peur, et ce n’est rien, il y a la mort et le non-sens de la vie, il y a la fureur et le danger partout, il y a la solitude, la maladie, la violence incommensurable qui nous attend. Et nos petites stratégies d’évitement, nos petits paravents qui font rire tous les dragons du monde.
Alors ne croyez pas ceux qui vous disent qu’il ne faut pas affronter le désespoir et la violence des passions destructrices, ceux qui vous disent qu’il ne faut pas regarder les dragons dans les yeux, ceux qui pour vivre heureux veulent vivre cachés, c’est-à-dire couchés. Regardez plutôt et écoutez ceux qui osent se colleter au malheur qui les a terrassés, regardez et apprenez d’eux, les parents de Marguerite, parce qu’ils vous disent à quoi peut servir l’art quand il ne sert pas de décoration intérieure, et à quoi peut servir la mémoire, la douleur, quand elle refuse d’avoir peur des dragons et qu’elle se tient debout pour faire comme les enfants. Parce qu’à la fin de la comptine le petit mousse est sauvé. Marguerite n’est pas sauvée, elle a perdu la vie, mais la vie, elle, a beaucoup gagné à rencontrer Marguerite.

Le 25 mai 2009, Rome.