MARGUERITE ET LE DRAGON : LE DEUIL TRANSFIGURÉ
Par Noémie Luciani

A six ans, Marguerite a été emportée par la mucoviscidose. Ses parents ont su très vite, dans l’année qui suivit sa naissance, le nom du mal qui finirait tôt ou tard par la prendre. Comme d’autres parents, dont ils n’ont pas eu longtemps l’insouciance, ils ont filmé Marguerite pendant le temps qu’elle a passé auprès d’eux. Marguerite et le dragon est fait de ces images et d’autres images, surtout d’animaux dans la campagne, sur lesquelles vient se superposer parfois un gazouillis d’enfant
Tel qu’il se trouve résumé dans ces lignes, le programme que nous propose Marguerite et le dragon semble peu attirant, si ce n’est dérangeant. Spectateur anonyme, avons- nous vraiment le droit de regarder cheminer vers la mort une enfant qui n’est pas la nôtre ? Pourquoi le ferions-nous ? Au tout début du film, la réalisatrice Raphaëlle Paupert-Borne, la mère de Marguerite, raconte en voix off comment, lorsqu’on lui demande si elle a des enfants, sa réponse – que l’on devine explicite – fait à son interlocuteur l’effet d’un coup de poing. Son film est cette réponse.
Et c’est bien à un coup de poing qu’elle nous invite, d’une voix calme qu’aucun chagrin ne brise, sans montrer son visage. Mais ce que l’on sent derrière ces mots, alors même que nous n’avons pas encore cédé aux images, bouleverse déjà : l’affirmation énergique et héroïque, admirable et folle, que sa fille vit encore, en elle mais aussi dans ce film qu’elle nous offre, pour que nous puissions croire à notre tour.
DIRE ET MONTRER LE VRAI
Il n’y a pourtant dans l’invitation de Raphaëlle Paupert-Borne pas d’autre mystique qu’une confiance renouvelée en la capacité du cinéma à dire et à montrer le vrai. Or la vérité qu’elle affirme est bouleversante : parce que Marguerite a vécu, elle vit encore, et parce que Marguerite est née, Raphaëlle reste mère. Rapidement après ce préambule (c’est la seule fois que la voix de la mère nous guidera ainsi, et nous devrons parcourir seuls le chemin qu’il reste à Marguerite), les images parlent et confirment puissamment sa profession de foi.
On y voit presque uniquement Marguerite et presque jamais sa famille, moins encore le dragon, à l’exception d’une scène sublime et déchirante où le père filme sa fille, qui a alors trois ans, en train de se faire soigner par un infirmier qui lui a appris les rituels douloureux du soin comme on apprendrait un jeu. Le dragon n’existe qu’en creux, tandis que Marguerite vit. Nulle larme exhibée, et l’on n’entendra ni ne verra rien de cette mort vers laquelle on avance.Filmé, monté avec une pudeur plus éloquente que tous les mots d’amour, réinventé par superpositions d’images et de sons repris d’ailleurs (chansons, comptines, extraits de La flûte enchantée commentés par la petite voix de Marguerite), le court présent de l’enfant s’éternise et se transcende, comme pris par la magie d’un conte. Il n’a pas fallu moins d’un miracle pour que la vie de Marguerite se soit parée ainsi de tant de normalité étonnante, pour que les heures de souffrance même soient devenues terreau inestimable de l’amour et parfois de la joie. Il en fallut un autre pour que le deuil des parents orphelins se transfigure ainsi et s’offre à nous, leçon inoubliable de vie, de cinéma, d’espoir comme on a rarement l’occasion d’en prendre, de celles qui font de nous tellement plus que des spectateurs : des témoins touchés par la grâce.

Le Monde.fr | 29.10.2013