Entretien avec Hugues Decointet
par Vanessa Desclaux
pour l’exposition « D’après Blanche-Neige (…Dans ce bref espace d’une heure)
galerie José Martinez, Biennale de Lyon, septembre 2009



VD: Ton installation intitulée (D’)Après Blanche-Neige, ainsi que les travaux que tu présentes autour (dessins, peintures, photographies lenticulaires…), ont pour origine un film singulier du cinéaste portugais Joào César Monteiro, une adaptation d’une pièce de Robert Walser, Blanche-Neige. Avec ce Blanche-Neige, Monteiro répond à une œuvre, celle de Robert Walser, et cette réponse est un glissement du théâtre au cinéma. Tu es dans une logique radicalement différente. Tu t’intéresses à un autre type de récit, ou pour être plus précis à une multiplicité de récits qui mettent en tension deux types de narration, celle de la forme et celle du contenu. Tu mets l’accent sur ce que racontent ces choix artistiques forts : le choix de Walser d’écrire une pièce de théâtre qui fait suite au conte de Grimm, le choix de Monteiro de faire une œuvre de cinéma de cette pièce de théâtre étrange. Que veux-tu raconter? Quelles questions veux-tu poser?
HD: Je trouve un pouvoir intéressant du cinéma que de lier dans une même durée différents types de récits et de temporalités. The Four Devils, vestiges d’un film perdu, documentaire apparemment anodin d’une certaine Janet Bergstrom, découvert en bonus du dvd du film L’Aurore de Murnau , a été pour moi une révélation. Ce petit film parvient à raconter, avec peu de documents, l’histoire du film de Murnau – les décors, le casting, sa réalisation, ses projections… et sa disparition (documentaire), et “en même temps” le récit même des Quatre diables (fiction).
L’idée de « prolongation » d’une œuvre m’intéresse aussi particulièrement. J’ai beaucoup aimé un film comme Page cachée d’Alexandre Sokourov (1993), un possible prolongement de Crime et Châtiment  de Dostoïevski. Le film Greenland que j’ai réalisé en 2006, par exemple, est une adaptation, ou “traduction”, d’un texte cité dans un scénario non réalisé d’Antonioni (1).
Pour le projet D’après Blanche-Neige , c’est la radicale image noire du film de Monteiro, une image comme effacée, qui m’a décidé à imaginer un “après”. Et l’écriture de Walser s’est avérée tellement propice aux multiplicités de récits.

VD: On voit bien dans la partie documentaire de (D’)après Blanche-Neige, lorsque Joào César Monteiro parle, que, pour lui il y a peu de choses à dire sur son choix de filmer le noir et d’ainsi occulter l’image des acteurs. Ton installation va à l’encontre de son économie de mots et la radicalité de son film. Tu vas chercher les images et les mots (ceux de l’acteur Hugues Quester, de Monteiro); tu mets en image un concept, une certaine réduction et une forme d’immatérialité que Monteiro avait choisie. Peux-tu expliquer cette démarche?
HD: L’idée de départ était de raconter “en même temps” l’histoire de ce film “noir”, d’en retrouver des traces (documentaire), et l’histoire de cette « Blanche-Neige-d’aprés-le-conte »  de Walser (fiction). Mais il ne s’agissait surtout pas pour moi de remontrer ce que Monteiro avait radicalement occulté. Ainsi le texte est dit par des comédiens à la limite du jeu. C’est une répétition, texte à la main. Les décors sont élémentaires, parfois réduits à des marquages aux murs et au sol. Et les images de repérages au Jardin botanique de Lisbonne où Monteiro devait filmer se trouvent “projetées” dans un autre temps: le conte de Grimm.
Le projet est réalisé sous la forme d’une installation que je qualifie de “scénique”: une sorte de scène de thèâtre ou de plateau de tournage. Les séquences de films et éléments de décors plus ou moins épars, sont autant de pistes proposées au spectateur pour imaginer son propre récit, réaliser son propre montage. Multiplier les types de récits – contes, dialogues, documentaires – offre des pistes différentes. J’apprécie chez un artiste comme Mike Kelley ce genre de dispositif, rassemblant éléments de décors, accessoires, et films. Mais il me semble que son style d’installation incite moins à la reconstruction d’un récit: on est face à un spectacle ludique, réjouissant, un peu comme au cirque! Dans mon projet, l’expérience pour le spectateur – presque acteur – est d’ordre théâtral. La forme “plateau” de l’installation, et “essai” du film confère à l’ensemble un aspect maquette ou esquisse de quelquechose d’autre à imaginer.

VD: Tu te referais plus haut à l’idée de “traduction” par rapport à ton travail à partir d’un scénario non réalisé d’Antonioni. Avec (D’)après Blanche-Neige” es-tu dans une démarche de “traduction” des œuvres de Walser et Monteiro?
HD: A cette idée, au départ intuitive, de « prolongement + prolongation » d’une œuvre pré-existante, je cherchais un mot qui pour l’exprime. Dans un beau texte (2), le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe utilise, pour le mot grec Métaphrasis, le terme de « traduction » qui m’intéresse dans le sens: « exprimer en de nouveaux termes, parler après, à la suite de ». Lors de discussions avec des amis, plus philosophes que je ne le suis, est apparu le terme d’« itération » qui me plait beaucoup. Il y a dans ce mot l’idée de répétition, mais pas tout à fait à l’identique, de travail par approches : l’idée que l’ « original » s’efface et laisse place au temps, notion contenue dans le terme même de répétition. Ce concept d’ itération englobe finalement ces notions qui m’intéressent : prolongements, multiplicité (de récits) et expérience présente (théatralité).

VD: Dans ta pièce, tu as décidé de ne représenter que certains passages de l’œuvre de Walser, et également un passage du conte original. Comment as-tu opéré ses choix narratifs ? Pourquoi tel passage de l’histoire ou tel autre ?
HD: Mon choix à été d’abord vers les passages du texte de Walser évoquant, de manière poétique bien sûr, et souvent poussée au comique, la question de la prédominance (ou non) de l’image, question présente dans mes travaux et à l’origine du geste d’occultation de Monteiro (« L’image m’ôte image et voix… »). Et puis aussi j’ai aussi choisi les passages où se produisent ces rebondissements temporels chers à Walser : vers le passé (« Que n’étais-je chez les nains ? »), au présent (« rejoue nous la scène… »), un présent toujours réactualisé (« Un miracle a donc bien eu lieu dans ce bref espace d’une heure »). L’écriture de Walser permet toutes les bifurcations possibles, mêmes « documentaires », vers d’autres lieux et temps, comme c’est déjà le cas dans la structure narrative du conte.

VD : Il me semble que ton travail de lecture et d’analyse de ces trois Blanche-Neige, qui se révèle dans la partie documentaire de l’oeuvre, est une étape essentielle pour construire ton propre univers narratif, ta propre fiction. Dans ce contexte, les dessins, esquisses et autres éléments que tu présentes dans le cadre de l’exposition ont-ils un rôle particulier ?
HD : J’aime l’idée qu’un film puisse être comme un dessin, un travail préliminaire à une autre œuvre plastique, par exemple, ou filmique, ou théâtrale. Le cadre de l’exposition permet de contrarier la logique habituelle de la fabrication d’un film : ici, éléments de décors, dessins de story-board, scènes de répétitions, etc, ne disparaissent pas « dans » le film. Ces propositions plastiques participent de la notion d’itération : elles offrent aux spectateurs de nouvelles « suites » possibles aux récits. Les petits pans de peinture de couleur « vert incrust » (3), par exemple, ou les textes au pochoir indiquant des lieux de décor potentiels, sont comme en suspens . Plus qu’ « à voir », ces pièces donnent « à imaginer ». La série de diptyques peintures et photographies des Set Paintings (étude de décor pour « Le Cas Blanche-Neige ») introduit une quatrième Blanche-Neige : celle d’une pièce  de Howard Barker (4), évoquée ici par les indications de lieux des scènes que j’ai associé à des images de décors énigmatiques…

Paris-Londres, juillet-août 2009.
Vanessa Desclaux est commissaire indépendante et curator pour Bloomberg Space à Londres.



(1)Scénarios Non Réalisés, Michelangelo Antonioni, éditions Images Modernes, 2004.
(2)Métaphrasis, suivi de Le Théâtre de Hölderlin,de Philippe Lacoue-Labarthe, Presses Universitaires de France, 1998.
(3) Vert «  incrust » : référence de couleur de fond qui permet, lors de la réalisation d’effets spéciaux, d’isoler un objet ou un personnage afin de l’incruster dans une autre image. Le grand Méliès des débuts du cinéma déjà utilisait le noir. Des références de Bleu ou Orange sont aussi utilisées.
(4) Le Cas Blanche- Neige (Comment le savoir vient aux jeunes filles) de Howard Barker, éditions Théatrales – Maison Antoine Vitez, Scènes étrangères, 2003.