« Marguerite était une petite fille formidable », nous sommes dans les premières minutes du film et toute la tension dramatique est anéantie par l’emploi de cet imparfait : « Marguerite était ». Il n’y aura ni surprise ni rebondissement car tout est dit : « elle avait une maladie, la mucoviscidose, elle l’a emportée, consumée en huit jours. » À partir de là, le film peut commencer, la rencontre avec la fillette peut avoir lieu.
La sujet, aussi grave soit-il, pourrait donner lieu à un récit larmoyant, sorte de parcours fléché de la tragédie : la joie de la naissance, l’annonce de la maladie, l’hôpital, le deuil. Or il n’en est rien. Ce film suit une autre voie, celle de la rencontre avec Marguerite, joyeuse et malade. De quelques semaines à six ans, dans le bain, sur le sein de sa mère, au réveil, lorsqu’elle joue ou se fait soigner. Mais les séquences ne filent pas comme un album souvenir ; une fois passé l’émerveillement, la caméra scrute des moments de vie de l’enfant (qui vit parfois des situations assez cocasses) à travers de longs plans séquences. La durée de ces scènes fait naître des interrogations qui s’intensifient en raison de la fin prématurée de Marguerite. Vers quoi est-ce qu’elle tend puisque ce n’est pas vers l’avenir ?
Aux séquences de vie de famille – extraites de super-8 ou VHS dont les altérations rendent l’image picturale et pittoresque – se juxtaposent des dessins, des peintures, des plans d’un personnage mystérieux, sorte de chaperon rouge, qui avance dans la campagne avec un troupeau. Parabole, épisode biblique ou illustration d’une comptine ? Tout ça à la fois, le film figure un imaginaire d’enfant fait de livres d’histoires et d’animaux caressés à travers un grillage. Car sa particularité est aussi de recréer l’univers visuel et mental d’une petite fille qui n’a vécu que six ans.
Dans les documentaires qui ont pour matière première les films de famille (on pense à Grandir de Dominique Cabrera, également sur les écrans) il faut, on le sait, retravailler le réel, le reprendre encore et encore, couper, monter, rajouter, enlever – le journal du montage en annexe du DVD en témoigne – pour que cette matière devienne un film. En plus de créer de la dramaturgie, il faut aussi, et là c’est moins évident, se poser la question du regard, quel regard le couple d’artistes, les parents, peut-il porter sur la vie de Marguerite ? Cette question est essentielle pour que le spectateur vierge, qui n’a pas de lien avec le sujet, puisse la découvrir, rentrer dans son univers, s’y attacher et que finalement ait lui aussi peur de la perdre.
À noter que la sortie du film sera suivie de l’édition DVD accompagné d’un très beau livre de photos, dessins, journal de montage ainsi que deux textes, l’un de Laurent Mauvignier, l’autre de Cyril Neyrat, qui détaillent et analysent le film avec acuité. Sans se laisser enfermer dans des considérations purement formelles, les deux auteurs relatent également la dimension émotive que recèle ce type de projet, pour preuve cette très belle phrase de Laurent Mauvignier : « Marguerite a perdu la vie, mais la vie, elle, a beaucoup gagné à rencontrer Marguerite. » Et nous aussi.
Carine Bernasconi
critikat.com I 29 octobre 2013